Parmi les figures animales qui accompagnent les cultures de l’Europe de l’Ouest, le taureau et ses affiliés tiennent une place singulière. La puissance des bovidés y a saisi les hommes depuis bien longtemps. L’art pariétal en témoigne, surtout lors des derniers feux du Paléolithique, au magdalénien, vers 17 000-12 000 avant notre ère. Nombreuses sont les peintures et les gravures où les aurochs et les bisons se déploient. La salle des Taureaux de Lascaux (Dordogne, 17 000 ans avant notre présent), mise à jour en 1940, fournit une représentation magistrale d’aurochs massifs, aux longues cornes et à la massive encolure. Le site espagnol d’Altamira, découvert en 1879, s’orne d’un plafond de bisons des steppesparfaitement identifiables. La gravure n’est pas en reste. Le Bison se léchant est une œuvre emblématique, voilà 15 000 ans, gravé sur un propulseur. Découverte dans l’abri de la Madeleine (commune de Tursac, Dordogne), l’animal est sculpté en champlever sur un bois de renne. La contrainte de sa création a conduit a présenté le bison tête retournée et langue tournée pour signifier qu’il se lèche le dos, encolure pliée.

La découverte de la grotte Chauvet (Vallon-Pont-d’Arc, Ardèche, 1994) a obligé à reconsidérer la chronologie de telles représentations. Ses peintures y ont été réalisées voilà 35 000 à 28 000 ans, des milliers d’années avant Lascaux. Là encore, l’auroch et le bison anime le bestiaire. Mais plus étrange encore, une Vénus y a été identifiée. Des jambes remontent à un sexe féminin dessiné au charbon, dans l’interstice entre deux animaux. La tête d’un bison ou d’un auroch le surplombe, ce qui soulève un questionnement quant à la nature même de l’ensemble. La mythologie grecque, des millénaires après, n’est pas sans récits de ses étranges associations des hommes et des bêtes.

Au-delà de telles évocations, l’auroch primitif et le bison appartiennent bien au bestiaire qui a cheminé avec les générations.

Des derniers millénaires du Paléolithique, à nos jours, ce compagnonnage, présentiel, culturel, symbolique, demeure actif. 

Les temps présents projettent il est vrai d’autres récits sur le monde animal. Le taureau des arènes exacerbe les tensions. Les discours ouvrent une fenêtre sur la transformation des structures anthropologiques de longue durée.

L’admiration pour la vitalité animale se confronte à la défense de l’animal sans défense.

L’antique défi entre l’homme et le taureau ne fait plus consensus. 

Mais au fond, si nous étions des Magdaléniens, comment lui rendrions-nous hommage ? Que peindrions-nous dans nos grottes ?

 

L’œuvre sculpturale de Stéphane Deguilhen offre une perspective stimulante.

La rencontre avec ses créations plonge le regard dans un vertigineux déplacement temporel et symbolique où rejaillit, comme en accéléré, un héritage méditerranéen et oriental très dense. Comment, en effet, ne pas inscrire les taureaux dans cette profondeur ?

Au préalable, qu’inspire la vision des taureaux ? 

La tête de taureau 2016 sculptée dans la racine de bruyère fournit une âme à une œuvre dont le travail de la matière restitue les caractères vitaux.

La souche est le produit du développement d’une force végétale dans un sol contraint et nourrissant.

Sa forme brute porte en elle l’histoire de cet effort pour la vie.

L’œil du sculpteur y a projeté une vision, parce que les lignes du bois ont sans doute conduit à traduire l’image ainsi produite en évocation mentale de la tête du taureau.

Ce sont les lignes de force qui font que chacun peut nommer l’animal de Lascaux ou de la grotte Chauvet « un taureau ».

La ligne de force de la souche de bruyère est également évocatrice des lignes de vie par où transite la sève des tréfonds du sol aux branches.

Là encore, les veines des animaux et les lignes créées par les plis du cuir, des paupières, du museau, des naseaux, peuvent trouver leur correspondance en la matière ligneuse.

Le ligneux qui prend corps en tête de taureau lui transfert l’énergie déployée pour s’implanter et durer dans un environnement difficile.

La résistance du végétal habite intimement l’œuvre crée.

La taille n’est pas renoncement à la matrice initiale fournie par la souche. Le travail consiste donc à façonner, a minima, pour animer la tête. Dit autrement, il semble que cette œuvre réussisse le pari de s’appuyer sur une matière brute, mais façonnée par une vie végétale, pour en faire émerger toute la force interne et la longue interaction avec les éléments sous la forme d’une tête de taureau.

Et si, au fond, la tête de taureau n’était que la mise en évidence des qualités qui ont permis à la bruyère de devenir cette souche ?

Interprétation sans doute audacieuse, puisque dans ce cas, le travail du sculpteur aurait consisté à faire apparaître le vrai caractère de la souche, pour le rendre perceptible au regard ! 

Qu’un tel dialogue soit envisageable souligne combien le travail de sculpture parvient à sublimer la matière au sens propre : elle ne disparaît pas pour devenir autre.

Ses qualités propres sont traduites dans une forme animale dont la puissance de vie repose sur l’accompagnement des lignes fixées par le temps.

Le travail de sculpture consiste alors à jouer des évidements, des entailles, des incises, en surface, pour maintenir des ondulations qui donnent ces frissons de vie, ceux qui caractérisent les animaux dans leur état de veille active, quand les naseaux au vent ils prennent un court instant de repos, ou quand, stimulés par un son ou une odeur, ils se préparent, narines au vent, à l’action.

C’est le frisson de la matière qui, inerte en apparence, vit. Il y a du souffle dans une telle création, malgré la fixation physique de la forme. Cette vie apparaît dans l’heureux effet du bois et de son travail.

 

Avec la ronde-bosse, la prouesse est autre. Le bronze a permis de rendre la vitalité de l’animal, dont la rapidité, la puissance, l’agilité et la masse s’équilibrent remarquablement.

Selon les œuvres, la mise en mouvement apparaît plus ou moins rapide, mais elle est constante.

Dans le Taureau exposé à la biennale de Montreux en 2021, le regard produit une image qui pousse à penser que l’animal change d’appui, qu’il est prêt à se retourner, à se cabrer.

Le contraste entre, d’une part, la massive encolure d’où jaillit la tête, et la queue, dont la ligne semble prolonger la patte avant-droite, produit l’effet d’agilité.

La tension du corps en mouvement est remarquablement traduite par le travail de la musculature, de l’encolure, des peaux tendues et par cette courbure au niveau des naseaux qui reproduit très finement la manière dont l’animal bombe le front quand il passe à l’offensive. 

Le travail de la matière offre, notamment grâce à la lumière et aux ombres qui glissent sur l’œuvre en même temps que le regard se déplace, un surcroît d’impressions. Si le visiteur tourne autour de l’œuvre, la sensation de la danse s’introduit avec elle. Au fond, qui tourne autour de qui ? L’animal se meut avec celui qui le regarde et nul ne sait plus vraiment qui regarde l’autre.

Comme ronde-bosse, le travail tridimensionnel est tout à fait singulier. La sculpture du Taureau exposé à Montreux, et les autres bronzes de taureaux d’ailleurs, ont la prouesse de reposer sur les sabots, pas sur un socle. La différence est de taille puisque l’absence de socle ne fige pas l’œuvre au sol, mais elle l’en libère.

L’appui sur trois points ne garantit la stabilité de l’œuvre que parce que la répartition de la matière a été finement pensée.

Le travail proprement technique pour donner son assise à une masse en mouvement n’entrave pas la charge symbolique de l’œuvre.

Libéré du socle, le taureau est stabilisé sans que le mouvement ne soit entravé, limité.

Mieux, en ayant l’obligation de penser la stabilité sans socle, l’artiste a été conduit à explorer l’assise d’une force en mouvement, et, donc, de s’approcher au mieux de la tension nerveuse qui fait de l’animal libéré une masse capable de se projeter, de mobiliser des appuis solides pour déployer son énergie.

En conséquence, l’œuvre de bronze parvient à résoudre la difficile conciliation entre la matière, la masse, la technique et le mouvement.

 

Les contraintes techniques participent des développements de la sculpture depuis l’Antiquité.

Toutefois, elles sont pensées en relation avec les effets que le sculpteur attend de son œuvre et les conditions d’intégration des créations dans des sites, qu’il s’agisse de décors monumentaux, de dons à des sanctuaires, de parements de temples et d’édifices publics ou de toutes autres commandes. 

Comment transcrire dans la statuaire la vie et faire en sorte que des impressions s’en dégagent ?

Pour s’en tenir aux développements de la sculpture depuis les IXe-Xe siècles avant notre-ère dans le monde grec, force est de constater que les sculpteurs qui s’engageaient dans la ronde-bosse ont d’abord privilégié le calcaire, l’albâtre, le marbre, avec des formes souvent statiques et associées à des socles, indispensables pour la mise en place des productions.

L’exemple type en est la représentation des kouroi et des korai, jeunes hommes et jeunes filles, dont les bras étaient collés au corps, les jambes serrées ou dissimulées sous le péplos. 

Les cheveux longs étaient sculptés de manière à tenir la tête au tronc du mieux possible.

En gagnant en technicité et en habileté, les kouroi ont gagné en fluidité, une jambe étant un peu décalée vers l’avant, introduisant une sensation de mouvement. 

Les bras ont progressivement été détachés du buste, puis des hanches, laissant des jours avec le corps mais au prix d’une difficulté technique et d’une plus grande fragilité de l’œuvre. Le tout se faisait cependant sans déhanchement de la forme.

Le travail de libération d’une forme à partir de la matière, celui qui permet de transformer un bloc pierreux en statue animée d’un mouvement, n’aboutit véritablement à des effets qu’aux alentours du Ve siècle et surtout au IVe siècle avant notre-ère. 

Dans tous les cas, cette statuaire nécessite le maintien d’artifices pour assurer l’équilibre de l’œuvre : une lance en appui au sol, une masse, un pilier sur lequel s’accoude la figure, un tronc, ou toute autre élément évoquant un contexte d’action. En outre, quelle que soit la production, les œuvres reçoivent des traitements de finition, peinture, coloris, habillages métalliques, ajouts d’éléments, d’objets. La matière initiale est alors plus souvent une base de travail qu’une texture pensée pour elle-même.

Le marbre blanc est moins travaillé pour faire s’exprimer le grain poli que pour l’utiliser comme un support d’une finition destinée à dire autre chose. 

Enfin, quand les statues sont destinées à être installées en hauteur, les sculpteurs n’hésitent pas à travailler les formes de manière à rectifier les impressions du regard, en jouant sur les proportions et les finitions.

La sculpture est donc une œuvre dotée des caractères de la matière, d’un projet signifiant et d’une pensée de sa mise en contexte, par rapport à un état culturel donné.

Cela n’élimine pas sa capacité à saisir l’imaginaire au-delà du moment de sa production, mais l’œuvre, comme toujours, échappe alors à son temps pour vivre sa vie.

Si elle parle longtemps au regard, c’est qu’elle accroche ce qui est enraciné au plus profond de l’esprit humain.

À compter du IIIe siècle avant notre-ère, la matière semble devenir elle-même l’enjeu du travail, ce qui est assez tardif. Sautant des siècles, les sculpteurs de la Renaissance font surgir des créations qui imitent les formes antiques en pensant le travail du poli qui donne à la matière initiale toute sa force. Cet héritage se perpétue dans les déclinaisons de la sculpture classique et néoclassique jusqu’au XIXe siècle. De fait, l’alphabet sculptural se repose sur la nature de la pierre, du métal, et sur des manières de fixer le mouvement en veillant à ce que l’équilibre général des masses soit effectif, que ce soit par le maintien de la statue dans un volume assez restreint pour que les démarches, rendues par les déhanchés et le mouvement des membres et du visage, reposent sur un centre de gravité donnant son appui à l’œuvre.

Pour toutes les créations plus audacieuses, dégageant les bras et jouant du mouvement des jambes, reste nécessaire la présence de soutiens, comme un tronc, le tout enraciné dans un socle.

L’autre solution consiste en l’usage du métal. La sculpture en bronze, très pratiquée à compter du Ve siècle avant notre-ère, affranchit de nombreuses contraintes tout en renforçant la nécessité de penser la stabilité de formes en mouvement.

La technique de la cire perdue est largement employée dans la Grèce classique. 

Beaucoup de statues en bronze ont disparu. Beaucoup ont été fondues. Cependant, des imitations en ont été réalisées très tôt, et en nombre important à partir du moment où Rome s’étend sur le monde grec, au milieu du IIe siècle avant notre-ère.

Ces imitations ont souvent été produites dans le marbre, ce qui a obligé à revenir aux piliers et aux soutiens des statues. Certes, les ciseaux des sculpteurs ont gagné en habileté et les mouvements ont été rendus de façon brillante, avec en particulier le souci de restituer les effets anatomiques des mouvements. Toutefois, si légère soit l’impression globale, la nécessité de créer la stabilité pousse aux maintiens d’éléments qui enracinent physiquement l’œuvre dans les socles et les supports.

 

De ce rapide rappel, constatons que les figurations animales sont parmi les plus complexes à produire.

Les chevaux et les centaures apparaissent souvent dans les fresques, des bas-reliefs, comme la frise du Parthénon en fournit un exemple très connu.

Les animaux sacrifiés accompagnent d’autres représentations, comme celle de l’ara pacis de Rome, façonné à l’époque augustéenne.

La statue équestre représente une forme longuement maintenue depuis l’Antiquité, valorisant le vainqueur et sa monture.

La statuette en bronze dite « de Charlemagne » (IXe siècle, refaite durant la Renaissance, Musée du Louvre) porte le témoignage du maintien de cette figure au moment de la Renaissance carolingienne. C’est surtout à partir de l’Italie du XVe siècle que la statue équestre devient un objet d’intérêt. Le cheval fascine alors les sculpteurs et les peintres.

Les chevaux du fronton de la basilique Saint-Marc de Venise forment un objet d’admiration.

Il semble bien qu’ils datent du IVe siècle avant notre ère.

Installés sur ordre de l’empereur Constantin à l’hippodrome de Constantinople vers 330, ils sont saisis par les Vénitiens lors du sac de la ville en 1204 et établis sur le fronton de la basilique Saint-Marc. Brièvement transportés à Paris sur ordre de Bonaparte, ils sont renvoyés à Venise en 1815 tandis qu’une copie en est faite par François Bosio pour occuper la plate-forme de l’arc de triomphe du Carrousel des Tuileries, édifié de 1807 à 1809. Les chevaux de Saint-Marc sont moulés pour traduire la force conquérante de l’aurige qui concourt dans l’hippodrome.

 

La plupart des statues équestres pensées au XVe siècle ont pour intention de souligner la vertu du vainqueur, de l’homme illustre, sur une monture puissante et alerte, quoi que la représentation demeure d’une majestueuse sérénité. La question technique d’une telle représentation se pose toujours ! 

La représentation grandeur nature d’un cheval et de son cavalier oblige à considérer la stabilité d’ensemble, d’autant plus que les statues équestres sont destinées à être inscrites dans un dispositif scénique parfaitement accessible au regard, souvent des places.

Le cheval est alors pensé en léger mouvement, ne posant que trois sabots au sol tandis que la patte, souvent l’avant-gauche, est figurée en mouvement.

La statue, en bronze, est inscrite dans un axe clairement marqué, y compris quand un mouvement de tête est présent. Imaginer un cheval cabré est chose plus audacieuse.

Rendre complètement le mouvement d’une masse imposante dont la musculature est travaillée pour restituer la vitalité en action est un défi d’abord technique.

Le Cavalier de Léonard de Vinci (vers 1506/08) en donne une première idée, mais pour un bronze de 23 centimètres de hauteur, dont le cheval peine à produire la poussée des membres arrière et où le cavalier semble un jeune enfant qui disparaît derrière la tête de l’animal.

Pourtant, Léonard de Vinci a ambitionné de créer une statue équestre grandeur nature qui échappe au modèle en vogue avec le cavalier sur une monture fière mais en attente. Au duc de Milan Ludovico Sforza (né en 1452, duc de 1494 à 1500), dit le More, il propose le projet d’une statue équestre avec un cheval cabré dont la stabilité suppose qu’il appuie une patte avant sur le bouclier d’un guerrier terrassé ou sur un tronc d’arbre brisé. 

Il faut toujours trois appuis pour garantir une tenue à l’ensemble. Le projet avorte, notamment car il paraît trop peu réalisable et parce que le pouvoir veut traduire dans ces statues la stabilité et l’autorité majestueuse du prince.

Le genre « statue équestre » s’inscrit durablement alors dans des formes normées : les statues équestres de Louis XIV ; la statue équestre de Louis XV par Edme Bouchardon ; la statue équestre du Grand Électeur de Brandebourg Frédéric-Guillaume Ier (1708, Andreas Schlüter) en forment des types connus.

Une statue singulière surgit cependant avec une commande de Catherine II de Russie en 1782 au Français Étienne-Maurice Falconet : celle de Pierre Ier le Grand, en bronze, grandeur nature. Elle est établie à Saint-Pétersbourg.

La statue est un cheval cabré. Elle est installée sur un bloc massif de granit, dont la courbure accentue l’impression du mouvement et permet d’établir un ancrage de l’animal qui s’élève en jouant de la queue qui vient s’ancrer dans le roc (toujours les trois points d’enracinement). 

La réalisation apparaît alors assez contradictoire puisque le cheval est, à première vue, prêt à bondir mais que le cavalier n’a pas la position correspondant à l’élan imaginé (il est solidement appuyé sur la selle) et la détente des membres arrière semble échapper à la souplesse du cheval en mouvement.

La réalisation n’en demeure pas moins exemplaire d’une nouvelle intrusion de la vie dans un style bien longuement établi.

 

 

Et le taureau dans tout cela ? Les taureaux ailés à tête d’homme, dont le style émerge dans l’ancienne civilisation suméro-babylonienne, caractérisent les projets architecturaux des Assyriens et trouvent des prolongements jusque dans la Perse de Darius et de Xerxès, à Persépolis. L’animal fantastique semble être une figure protectrice, par sa présence comme soutien des portes, mais il est aussi une manière de rendre hommage à la puissance, qu’elle puisse détruire ou qu’elle soit au service de la vie d’une communauté.

Il n’est pas anodin de souligner que le taureau alimente encore au début du Ve siècle avant notre-ère l’imaginaire politique perse tandis que la Grèce valorise beaucoup plus le cheval et l’hoplite, en ce temps de tension entre les deux mondes, le monde perse et le monde grec. Cela dit, la pensée grecque donne une place réelle et importante au taureau, que Zeus sait imiter pour atteindre ses buts.

En effet, le fond mythique, celui qui permettaient aux anciens Grecs de livrer un récit du monde, fait surgir le taureau en bonne place. Certains sont toujours connus, comme c’est le cas pour l’épopée d’Europe qui figure aujourd’hui sur la monnaie euro de Grèce. 

Europe, fille d’Agénor roi de Tyr, elle fut enlevée par Zeus, qui avait pris l’apparence d’un taureau blanc. Elle est conduite en Crète où elle enfante de Zeus trois fils, dont Minos, le roi légendaire de Crète et le juge des Enfers. Élevé par le roi de Crète qui avait recueilli Europe, Minos s’impose comme son héritier en prouvant qu’il est le protégé de Poséidon.

Pour cela, il lui demande de faire jaillir des flots un taureau blanc qui lui sera sacrifié en retour. Poséidon agit ainsi, donnant à Minos l’aura recherchée.

Pourtant, la splendeur du taureau impressionne tant Minos qu’il décide de le garder et de sacrifier un autre animal à Poséidon. Furieux, le dieu aurait alors déchaîné la folie du taureau qu’il avait envoyé.

Les ravages s’étendent à la Crète tandis que rien ne peut arrêter l’animal. Mais Poséidon va plus loin en faisant naître chez la reine Pasiphaé, épouse de Minos, une passion pour cette bête.

Il en naquit un être mi-homme / mi-taureau, le célèbre minotaure. 

Là encore, le mythe entre dans des dédales où surgit la figure de deux héros athéniens, Thésée et Héraclès. 

Les Grecs se racontaient que le taureau crétois de Poséidon aurait été capturé par Héraclès, matière de sa septième épreuve, et qu’il aurait été ramené en Argolide au roi Eurysthée. Voyant la bête, Eurysthée l’aurait relâchée de crainte qu’elle ne soit immaîtrisable. L’animal serait allé commettre ses méfaits dans la région de Marathon, où Thésée, celui qui avait déjà tué le minotaure, le captura et le tua.

Le parcours d’Europe, conduite sur le taureau divin des rivages de Tyr jusqu’en Crète, joue comme en écho au mythe d’Io qui aurait été transformée par Zeus en génisse pour échapper à la vindicte d’Héra, fort jalouse.

Or, un récit ancien porté dans l’œuvre d’Appien au IIe siècle avant notre-ère, souligne qu’Héra aurait poursuivi Io à l’aide d’un taon, la forçant à s’éloigner de la Grèce, ce qu’elle fit par le passage du détroit nommé le Bosphore.

Les anciens n’hésitaient pas en effet à y voir le « passage de la vache » !

 

Le taureau est profondément associé dans l’imaginaire culturel à la force, à la puissance, à la capacité destructrice et à la capacité à générer la vie.

Les mythes anciens en font un animal en mouvement, difficile à plier à l’ordre humain.

Le héros Héraclès est requis là où les hommes ne peuvent rien faire. Si Poséidon est entouré par des chevaux, il règne également sur les taureaux. Mais l’imaginaire en est venu à placer durablement le cheval du côté de la noblesse, de la majesté et de la dignité, repoussant le taureau dans une zone plus sombre où se maintiennent les forces brutes du monde.

Il n’est pas anodin de souligner que l’imagerie populaire a valorisé le bœuf, l’animal castré, pleinement domestiqué, soumis en puissance au travail des champs ou à la conduite des charrettes.

Le bœuf participe à l’image d’un monde paysan engagé dans un travail exigeant de production. Le bœuf est encore l’animal que l’imaginaire chrétien fait entrer au Moyen Age dans la crèche.

Par son souffle, il réchauffe l’enfant-dieu.

Point de taureau ici, mais un animal assagi pour les besoins des hommes, un animal à leur service et à celui de leur vie.

 

Représenter le taureau est donc un acte assez particulier.

François Pompon en a sculpté un célèbre, mais dans une stature de force et de puissance tranquille.

Le Taureau d’Arturo di Modica, Charging Bull, créé en 1989 et placé devant Wall Street, donne une autre manière de penser l’animal.

Celui-ci s’appui lourdement sur ses quatre pattes. Le mouvement de la queue suffit à en dire l’agitation. 

Pourtant, la vitalité, réelle, est comme entravée par l’accroche dans le sol des quatre pattes. 

D’autres œuvres s’emploient à travailler ce thème.

La singularité des taureaux créés par Stéphane Deguilhen semble tenir au mouvement et au poli, mais un poli qui n’enlève pas le frisson de la force agissante.

Ce poli permet de tendre la peau autant que de suggérer la musculature en tension.

Ce qui apparaît ici est une traduction d’une vie qui échappe à l’emprise humaine, celle liée à la domestication, qui contraint l’énergie vitale. 

C’est un peu une réactivation de ce que pouvait être l’auroch, dont les éléments historiques disponibles laissent à penser qu’il s’est éteint comme animal « sauvage » dans l’Europe du XVIIe siècle.

D’une autre manière, les formes de la civilisation agro-pastorale corse ont longuement été fondées sur le pâturage des troupeaux dans les vastes étendues de l’île, permettant aux bovins de se nourrir dans des déplacements constants entre les littoraux et la montagne.

Les animaux corses ont d’ailleurs acquis une réputation de résistance dans un environnement de montagnes, de profondes vallées, à la nourriture singulière.

Le gras y est moins remarqué que le muscle et l’ossature. La Corse témoigne en son être de sa qualité de terre d’élevage, comme sa sœur maritime sarde l’a été.

L’un des saints de la Sardaigne est Santu Gavinu, honoré à Sassari et à Porto-Torres, et souvent associé aux bovins. 

Gavinu est également présent en Corse, notamment dans des régions où l’empreinte de l’élevage est fort.

Une des formes corses du nom est Bavinzu ou Bainzu, saint lié à l’élevage bovin.

Mais le nom « Gavinu » semble porter une trace intime d’un vieux radical indo-européen.

Le perse contemporain et le darid’Afghanistan nomment le bœuf et le taureau du vocable transcrit phonétiquement « gov » et écrit « gav ». 

Plus à l’Est, en sanskrit, la vache, le bovidé, se dit « go » ou « gau ». Le Harivamsha hindou représente Krishna en vacher, et le désigne sous le nom « Govinda », « celui qui satisfait les vaches ». 

La culture hindoue donne d’ailleurs une place ancienne à Nandi, le taureau blanc, encore un, qui sert de monture à Shiva et symbolise la force, la fierté, la puissance et la fécondité.

Du « go » indien, au « gav » perse jusqu’au « Gavinu » méditerranéen, la marche des mots a sans doute accompagné la marche des bovins, dont l’un des centres de domestication ancien semble d’ailleurs se situer dans cet Orient ancien.

 

Au terme de ce parcours discursif, l’œuvre créatrice de Stéphane Deguilhen offre comme une occasion inédite de questionner l’ensemble des thèmes évoqués.

Les réalisations s’inscrivent dans la continuité d’une réflexion ouverte voilà des millénaires sur la manière dont la force vitale d’un animal qui inspire le respect et la crainte peut se coupler à la façon dont les êtres construisent le monde qu’ils habitent.

Les lignes des sculptures perpétuent celles qui ont été magnifiées sur des parois de grottes, en dégageant les inflexions des corps. Le travail de la matière prolonge une quête très ancienne sur la quête de l’équilibre entre la masse et la souplesse de la bête en mouvement.

L’inclusion dans la matière des caractères de la vie, cette quête du rendu du vivant dans un volume pourtant inanimé, obéit à la même généalogie.

L’assise de l’œuvre, sans socle, induit un contact avec le sol qui porte plus avant un effet de réalisme tout en soulignant comment l’appui sur les sabots suggère la volonté ferme de la bête de ne pas choir.

Parce que le volume est techniquement pensé pour être ferme et stable, le résultat amplifie l’effet d’un mouvement libéré des entraves de ce monde.

En somme, les sculptures évoquent la puissance et la finesse, le moment saisi sur le vif et pourtant le dynamisme sans fin de la forme ; une capacité du volume à parler sous l’effet.